« Sur billard à tous les vents »
Jesse Wallace et Thomas Collinet ou la revanche de la table, 2022
Jesse Wallace et Thomas Collinet, joueurs, ont fabriqué un billard. L’objet, conçu avec science et patience, entretient un rapport à la fois mimétique et distendu avec sa version homologuée. Il en partage les caractères et intentions essentielles : il s’agit bien d’une table de jeu immédiatement identifiable, massive, précise, stable, nappée d’une étoffe monochrome radicalement abstraite, cernée de ses bandes, ses poches et ses rails. Elle s’accompagne d’une constellation d’objets-accessoires produits collectivement dans le cadre du Global Pool Club (luminaires typiques, queues et racks, triangle, mobilier, tapis), mais surtout, d’une multitude de chorégraphies et d’interactions humaines à venir.
Cette démarche constructive minutieuse, ponctuée d’expérimentations variées dans le choix et l’usage des matériaux, a été fondamentalement guidée par l’impatience d’initier une partie. Elle aboutit à un compromis, que la jouabilité finale de l’objet rend absolument légitime. Un pis-aller : offrez à Thomas Collinet et à Jesse Wallace tout le temps du monde, ils trouveront de quoi substituer aux quelques éléments manufacturés intégrés à leur billard de dignes remplaçants. Bandes, billes et queues usinées sont ainsi concédées au monde industriel, mais condamnées à vivre leur existence ludique dans un cadre alternatif, à la fois rustique et raffiné. Les bois nobles sont devenus béton brut, quand les rails de laiton destinés à la centralisation des billes empochées voient leur rôle confié à des chemins de câbles en acier. Tout réside dans l’effort drolatique fourni afin de parvenir, par carambole d’ingéniosités, à recréer un objet ayant atteint depuis son apparition supposée au XVe siècle le plus haut degré de perfectionnement et de précision. Le billard simulé de Thomas Collinet et Jesse Wallace n’en demeure pas moins à l’origine d’un plaisir véritable, authentique pour sa part. Sa dimension parodique s’efface vite derrière le serio ludere animant le duo, dont la quête outrepasse largement la seule intention de pastiche. Il est avant tout ici question d’encourager une pratique collective, la danse des corps et l’observation contemplative – tout autant d’activités autour desquelles nous sommes convié•e•s à nous retrouver.
Leur table s’insère, inconsciemment, dans une lignée aussi longue qu’inattendue de démarches créatrices prenant ce loisir pour objet. L’histoire du billard se déploie en images (celles des cours royales européennes, auxquelles il est d’abord cantonné, avant de s’assurer la conquête de l’ensemble du cosmos social, du château au tripot), en traités savants cherchant à en percer les mystères physicomathématiques, ainsi qu’en infinies mentions impliquant tous les étages de la culture d’élite ou populaire. Il y a d’abord l’espace social que le jeu instaure et les collisions humaines qu’il provoque, qui faisaient le sel de nombreux artistes des ères moderne et contemporaine cherchant à typologiser les attitudes (Chardin, Boilly, Daumier, Van Gogh, Ensor…). Vient ensuite l’irrésistible emprise visuelle de la table et sa photogénie sidérante, dont le plan bidimensionnel du tableau se réapproprie parfois les codes (Degas, Vallotton, Braque, De Jong). Tout comme Man Ray, Gabriel Orozco ou Sherrie Levine avant eux, c’est la voie du faire et du volume que Thomas Collinet et Jesse Wallace ont choisi de poursuivre avec adresse et inventivité. Fabriquer un billard, le binôme l’a bien compris, c’est aussi perpétrer le théâtral social qui l’environne, rythmé de gesticulations plus ou moins adroites, de regards appliqués,de moments d’échanges et de confrontation.
Fi du virilisme poisseux associé aux pool clubs tamisés, où conspirent et se chamaillent quelques bandits dominants. Du bout du bar, Thomas Collinet, Jesse Wallace et l’ensemble des artistes associé•e•s nous invitent tous et toutes à s’immerger dans un écosystème billardier réinventé. Une réunion plus que jamais nécessaire autour de la table, où, par raison ou par hasard, se jouent et se déjouent les histoires.
Victor Claass
Historien de l’art, Victor Claass est l’auteur de l’essai
Jeux de position. Sur quelques billards peints, Paris, INHA, 2021.