Smokestack lightning

2024

Une proposition de Eliott Paquet, Placement Produit.

Si la photographie est d’abord un saisissement de lieux, lieux réels, parcourus, documentés, et lieux comme cloisonnés par la prise de vue, par le cadre de la machine et du support imprimé, Jesse Wallace l’ouvre dans l’espace. L’image-souvenir ne se limite plus à son lieu visiblement commensurable, elle devient la parcelle d’une étendue. Le lieu du souvenir photographié et le souvenir comme lieu s’étendent, se propagent dans la structure environnante. Il n’y a plus de lieux car la structure cadrante n’existe plus, le souvenir déborde de ses cloisons, devient un maillage architecturé, un espace sans limite.

Le lieu premier devient une métonymisation de l’espace infini. En d’autres occasions, Derrida comparait déjà la métonymie à un faufilement1. Un bond au-delà du cadre, une déchirure discrète dans laquelle Jesse Wallace se glisse. De cette béance nouvelle s'échappe de la fumée ou une lumière. Les lieux en fuite hantent l'espace jusqu’à sa possession totale. Quels mythes endormis exhume-t-on d’un sarcophage? Quelles histoires se chuchotent encore dans les entrailles d’une valise ? Y-a-t-il un spectre lointain derrière toutes ces portes ? Pour l'explorer, Jesse Wallace ouvre le tombeau, la poche, la fenêtre ou l’objectif jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’image souvenir à faire revivre et, qu’au contraire, l'empreinte prenne vie et se propage.

Cette ouverture de lieux initiaux vers l’espace infini est aussi le signe d’un autre faufilement. La photographie de Jesse Wallace est d’abord documentaire, c’est une prise de vue instantanée sur une matière autonome. Cette documentation nécessite la localisation, le découpage du sujet dans son contexte. En devenant espace l’oeuvre change de substance et se transforme en un objet de fiction, de spéculation pour un infini inconnu. Elle n’en est plus un cadran extérieur mais un fragment immanent. L'archive solitaire au fond des tiroirs commence à s’illuminer. Quelque part en elle une rumeur palpite. Mais le documentaire et la fiction ne sont chez Jesse Wallace que des échelles possibles, emboîtés l'un dans l'autre ; du travail documentaire premier émerge la fiction en excroissance.

Malgré tout, cet espace est devinable par des parages : une vue depuis une fenêtre dans Hotel Hollywood Roosevelt, le seuil d’une bicoque dans Crater Rim dr, la vapeur d’un gouffre dans Smokestack I. Des parages qui agissent comme la survivance discrète d’existences alentour, en marge du lieu. Ce n’est plus une expérience seulement sondée et parcourue mais entièrement rattrapée. Rattrapée dans l'objet, la compression de l’ambiance se faufile dans des boîtes, des caissons, des sacs à dos ou jusqu’au fond d’un cendrier. Ce serait peut être là l'inventaire du parfait maraudeur, incapable de s’arrêter, toujours prêt à se remettre en mouvement comme si son saisissement ne pouvait se réaliser que sous de mauvais présages ; ainsi l’expérience se résorbe sur elle-même. Jamais enfermé, allant d’une poche à l’autre, d’une cigarette à la suivante, repoussant les couvercles, le parage continue de vivre en secret. Crucifié à son cadre sac, Condominium Back Load continue de respirer.

Devenue autonome, occupant l’infini comme un fantôme, l’oeuvre bascule hors du temps évolutif, dans une dimension achronologique. Décadré, le lieu est insituable. Les noeuds d’instants et de durées ont été défaits, incapables de retenir ce mouvement en faufilement. Une comète solaire se répète en boucle. Plus loin, des mégots en feu de camp sont ravivés. C’est un passage rituel célébré aux LED clignotantes et aux cendres brumeuses comme autant d’éléments incantatoires annonçant une nouvelle propagation vers des territoires infinis et inconnus.

1 - Jacques Derrida, Trace et archive, image et art (conversation à l’INA avec le Collège iconique, 2002), INA, collection Médiamorphoses, 2014, p.8

Simon Bensussan




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